Le voici donc ce phénomène littéraire, prix Goncourt 2020 et vendu d’ores et déjà à un million d’exemplaires. Ceci ne peut que forcer le respect, même si la période sanitaire semble avoir joué un effet booster non négligeable.
Âgé de 64 ans, mathématicien de profession, Hervé Le Tellier est un auteur français, président de l'OuLipo, "L'Ouvroir de littérature potentielle". Fondé il y a 60 ans par Raymond Queneau, ce mouvement se définit comme un groupe de littérature inventive et innovante qui a pour but de découvrir de nouvelles potentialités du langage et de moderniser l’expression à travers des jeux d’écriture.
Il est l’auteur prolifique de romans, nouvelles, poésies et pièces de théâtre, souvent humoristiques, et parfois de formats très courts.
« L’anomalie » se découvre comme le roman fusion de multiples genres : le thriller, l’anticipation, la comédie humaine, la philosophie, le roman d’amour...
Adossé à un concept de départ très fort et structurant, le livre se présente en trois parties distinctes :
1) La présentation d’une galerie de personnages, tous très remarquables, qui ne semblent que peu destinés à se croiser. Chacun affronte un tournant crucial dans sa vie sentimentale, professionnelle ou courante.
2) La description de l’évènement aussi inattendu qu’exceptionnel qui vient chambouler leur existence : sans se connaître, ils prennent tous un vol Paris-New-York le 10 mars 2021. Après avoir essuyé une terrible tempête ils arrivent à proximité de leur lieu d’atterrissage mais avec … 3 mois de retard. Pire encore : le même vol a bien atterri 3 mois plus tôt à la bonne date et avec les mêmes passagers !
3) La façon dont chaque personnage va affronter la situation totalement inédite et imprévisible à laquelle il se trouve confronté, avec toutes ses conséquences.
Difficile d’en dire beaucoup plus sans trop dévoiler l’intrigue, mais cette trame donne l’occasion à l’auteur de semer en vrac au fil des pages des considérations géopolitiques, philosophiques, métaphysiques, sociologiques, historiques voire romantiques...
Alliés à une idée de départ plutôt attractive, c’est cet empilage de références et de thèmes, le côté « ramasse-tout » du roman qui a probablement contribué à séduire tant de lecteurs. C’est aussi probablement sa faiblesse : il part un peu dans toutes les directions sans en exploiter, selon moi, aucune de façon totalement satisfaisante.
On y croise pêle-mêle : un tueur à gage, un écrivain suicidaire, une mère célibataire monteuse de films de cinéma, un père de famille atteint d’un cancer du pancréas, une fillette de 7 ans à l’enfance souillée, une jeune et brillante avocate noire au service d’une multinationale pharmaceutique, un rappeur nigérian homosexuel dissimulé, un sexagénaire complexé directeur d’un cabinet d’architecture à succès, et deux brillants mathématiciens, dont l’un est l’auteur des protocoles permettant, post 11 septembre 2001, d’affronter toute crise affectant la navigation aérienne aux US.
Cette collection de figures peu banales est traitée selon des principes narratifs variés, avec une démarche de feuilletoniste assez franchement affichée.
Au fil de la lecture, on pense en vrac à Dan Brown pour le côté « page Turner », à Philip K Dick pour les jeux temporels, au film Matrix, ou aux séries policières américaines...sans que le roman n’approche en rien l’efficacité des meilleures œuvres de ces genres.
Quelques scènes qui se promettaient savoureuses frisent même le grotesque en tombant dans la facilité : celle des religieux et celle de la Maison Blanche en particulier.
Les personnages du roman deviennent dès lors souvent caricaturaux, au mieux « fabriqués », ce qui ne permet pas de s’attacher réellement à eux dans les situations exceptionnelles et les épreuves qu’ils affrontent.
Ceci crée, de mon point de vue, une distance émotionnelle avec le lecteur, que quelques séquences plus réussies ne parviennent pas à totalement corriger.
Alors bien entendu, « l’anomalie » se lit sans déplaisir. Ce livre peut même avoir un impact réel sur des lecteurs peu accoutumés à la mise en abîme occasionnée notamment par les paradoxes temporels (le jury Goncourt par exemple ?).
Le twist final est d’ailleurs plutôt habile : comment le romancier pouvait-il se sortir autrement que par une pirouette de la situation inextricable qu’il avait créée ?
Ce roman continuera donc son chemin glorieux et fera peut-être même l’objet d’une série (discussions en cours).
Pour ma part je vais probablement rapidement l’oublier pour me replonger dans les délices de meilleurs ouvrages dans les genres précités.
Eric Le Ker
L'anomalie - Hervé Letellier - Gallimard - 08/2020 - 336 pages
Comme on dit « de gustibus et coloribus non Disputandum » Je trouve que vous êtes un peu dur concernant la fin de l’Anomalie. Pour ma part je trouve qu’Hervé Le Tellier s’en est bien sorti et toujours à mon humble avis il n’y avait que celle-là.
A bientôt pour d’autres échanges📖